Est-il légal et constitutionnel de diriger par décret ?

L’organisation des élections pour renouveler les deux tiers du Sénat et la Chambre des députés est dans l’impasse. Plus d’un craint de voir le président Martelly diriger le pays par décret au deuxième lundi de janvier 2015. Que dit la loi sur ce dossier ? Parenthèse juridique répond à certaines interrogations ?

Le Nouvelliste : Qu’est-ce qu’un « décret » ?
Me Patrick Laurent : En France, décret est un acte réglementaire pris par le gouvernement, sans consultation du Parlement, signé soit du président de la République, soit du Premier ministre. Les décrets sont souvent pris en application d’une loi qu’ils précisent. Ils peuvent être complétés par arrêtés ministériels. C’est une décision qui ordonne ou règle quelque chose.

En Haïti, ce qu’on appelle généralement décret est un acte ayant force de loi adopté par l’exécutif en absence du Parlement, on le nomme aussi décret-loi.

Le Nouvelliste : Quelle est la différence entre décret-loi et loi ?
Me Patrick Laurent : Le décret-loi est un acte de gouvernement pris en vertu d’une habilitation législative dans un domaine relevant normalement de la compétence de la loi.

C’est l’une des deux variantes de la procédure législative déléguée. Mais, en Haïti, en aucun cas le Parlement ne saurait déléguer une partie de ses attributions à l’exécutif. L’article 60 alinéa 1 de la Constitution de 1987 dispose : « Aucun d’entre les pouvoirs ne peut, sous aucun motif, déléguer ses attributions en tout ou en partie, ni sortir des limites qui lui sont fixées par la Constitution et par la loi. »

La loi : Votée selon la procédure législative par le Parlement (Chambre des députés et Sénat), la loi peut être adoptée à l’initiative du Parlement (on parle alors de proposition de loi) ou du gouvernement (projet de loi). Elle s’impose à tous dès lors qu’elle a été promulguée et publiée au journal officiel, Le Moniteur.

La loi se situe au-dessus des décrets et des arrêtés dans la hiérarchie des normes.

Le Nouvelliste : Est-ce constitutionnel de gouverner par décret en Haïti ?
Me Patrick Laurent : En Haïti, dans l’état actuel de notre législation et conformément à la Constitution en vigueur, la possibilité juridique de gouverner par décret n’existe pas, car le Sénat siégeant en permanence (réf. article 95 alinéa 1 de la Constitution de 1987), l’exécutif n’a pas la latitude d’adopter des décrets ayant force de loi.

Le Nouvelliste : Est-ce qu’un décret peut modifier un décret ou une loi ?
Me Patrick Laurent : Le décret ne saurait modifier une loi. Dans un sens strict en Haïti, depuis l’adoption de la Constitution de 1987, on ne saurait parler de décret dans la nomenclature juridique. Cependant, en dépit de ce principe juridique formel, voire même sacré, on a des décrets qui modifient des lois surtout en période de transition où il n’y a pas de Parlement. Par exemple, la loi sur l’organisation judiciaire du 18 septembre 1985 est modifiée par le décret du 22 août 1995 sur l’organisation judiciaire.

Le Nouvelliste : Est-ce que le Parlement est tenu de rapporter, de modifier ou de transformer un décret en loi une fois fonctionnelle ?
Me Patrick Laurent : Il faut retenir que dans l’état actuel de notre législation, l’exécutif ne devrait pas prendre de décret ayant force de loi. La loi est l’attribution exclusive du Parlement, c’est pourquoi il n’y a pas d’obligation que le Parlement se penche sur un quelconque décret.

Par contre, il arrive qu’à plusieurs reprises la vie politique du pays soit perturbé soit par coup d’État, par démission du président ou la caducité du Parlement occasionnant souvent le disfonctionnement du Parlement ; ce qui de fait permettrait à l’exécutif de gouverner par décret, et ces décrets adoptés durant l’absence du Parlement auraient dû, selon toute vraisemblance, être soumis au Parlement, ce qui ne se fait pas, et ces décrets sont et demeurent en vigueur même avec le fonctionnement du Parlement.

Le Nouvelliste : Est-ce que les décrets qui sont actuellement en vigueur peuvent être modifiés par un autre décret ?
Me Patrick Laurent : Ils peuvent être modifiés seulement par une loi. Cependant, si le Parlement est devenu caduc ou dysfonctionnel, l’exécutif pourrait profiter de ce vide institutionnel pour modifier des décrets voir des lois.

Le Nouvelliste : Etant donné qu’il y a des décrets qui sont actuellement en vigueur, n’est-il pas légal de gouverner par décret ?
Me Patrick Laurent : La Constitution de 1987 amendée n’a pas prévu une situation où le Parlement serait caduc. Si on est dans une situation où on serait obligé de gouverner par décret, c’est qu’il y a une anomalie, on est sortie de la vie démocratique et la République va mal. On serait dans une situation où une institution Républicaine fait défaut. La Constitution est formelle, la Loi est du domaine exclusif du Parlement (article 111 de la Constitution de 1987).

Le Nouvelliste : Quel est le nombre de décrets qui ont été pris jusqu’ici ?
Me Patrick Laurent : Il serait difficile d’inventorier le nombre de décret en vigueur en Haïti. Il faut dire que les décrets adoptés avant l’adoption de la Constitution de 1987 ne représentent pas sur le plan du droit une anomalie, car c’était permis par la loi dans un certain sens. Cependant, après 1987, si on veut s’attacher à la Constitution au sens juridique strict, cela ne saurait être ainsi. Il importe de noter que l’administration championne en décret après 1987 est celle de ALEXANDRE/ LATORTUE, avec environ 65 décrets.

Le Nouvelliste : Est-ce une obligation pour le Parlement de transformer les décrets en loi?
Me Patrick Laurent : En principe, la Constitution de 1987 n’accorde pas la possibilité d’adopter des décrets. L’obligation du Parlement en matière législative est de faire des lois (article 111 de la Constitution de 1987).

Le Nouvelliste : Qui doit soumettre les décrets au Parlement pour être transformés en loi?
Me Patrick Laurent : Si dans une période de transition, de caducité du Parlement l’exécutif aurait adopté des décrets, le Parlement, une fois rétabli, pourrait de son propre chef se saisir de ces décrets pour apporter des modifications jugées nécessaires.

Le Nouvelliste : Quelle est la force et la limite d’un décret?
Me Patrick Laurent : Au fait, les décrets-lois sont des lois, ils ont la même force que s’ils ont été votés par le Parlement, ils s’imposent à tout citoyen et doivent être appliqués par les cours et les tribunaux. Mais, dans notre pays, cette forme de législation ne devrait pas être possible. Actuellement, dès qu’on parle de gouverner par décret, on constate la caducité ou le dysfonctionnement du Parlement.

Le Nouvelliste